« Etendons aux engrais la séparation du conseil et de la vente », David Kanter, chercheur
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Professeur d’études environnementales à l’université de New York, David Kanter s’intéresse aux politiques publiques ciblant la réduction de la pollution azotée. Dans le cadre d’une résidence à l’Institut d’études avancées de Paris, il a animé un workshop en mai sur cet enjeu. Il appelle à revoir la conception des politiques nationales de lutte contre les pollutions azotées et les algues vertes, afin que les agriculteurs ne soient pas les seuls à porter cette responsabilité. Mais aussi à stimuler l’innovation dans un secteur très conservateur.
Référence Agro : Vous avez organisé un workshop sur les stratégies nationales de réduction de l’azote et les algues vertes en mai à Paris, quel était l’objectif ?
David Kanter : L’idée général est d’accroître la visibilité et les connaissances sur les problèmes liés à l’azote. La stratégie Farm to fork pose l’objectif de réduire de 50 % les pertes d’azote et de phosphore, et de baisser de 20 % le recours aux engrais d’ici à 2030. Déjà en 2019, la déclaration de Colombo posait l’objectif de réduire de moitié les déchets azotés au même horizon. Souvent, l’atteinte de ces ambitions se concrétisent par des stratégies nationales, bien qu’il n’y ait aucun consensus sur comment concrétiser ces plans d’action nationaux. Avec ce workshop, je souhaitais rassembler des académiques et des responsables de gouvernements (France, Roumanie, Allemagne, Nouvelle-Zélande) pour parler de leur expérience. Et se mettre d’accord sur un socle commun concernant ces plans nationaux. L’objectif est d’aboutir à une feuille de route pour lutte contre la pollution azotée, et un policy brief pour synthétiser les principaux enseignements sur les politiques mises en place actuellement dans le monde (ce qui fonctionne, ce qui est à éviter, etc).
R.A. : Quel regard portez-vous sur les politiques publiques mises en place actuellement, pour lutter contre les fuites d’azote ?
D.K. : Actuellement, les politiques publiques se focalisent presque uniquement sur l’agriculture et les pratiques agricoles. Le fait que les agriculteurs ne peuvent pas faire les choix qu’ils veulent, qu’il existe des contraintes réglementaires, culturales, etc est totalement ignoré. Pourtant, d’autres acteurs ont énormément de pouvoir. C’est le cas des fabricants d’engrais, des banques qui accordent les prêts aux agriculteurs, des GMS, des compagnies d’assurance, des conseillers agricoles. Tous ces acteurs ont beaucoup d’influence sur les décisions prises par les agriculteurs, mais ils sont souvent mis de côté. Si des entreprises comme Mcdonald’s ou Burger King décidaient de faire évoluer leurs approvisionnements, cela aurait plus d’influence sur le système agroalimentaire que n’importe quelle politique publique. En France, la Cour des comptes a insisté, dans un rapport sur le plan de lutte contre les algues vertes en Bretagne, sur la nécessité d’inclure d’autres acteurs du secteur agroalimentaire, qui ne s’arrête d’ailleurs pas aux frontières bretonnes. Il faut avoir une réflexion nationale, si ce n’est européenne. Ce rapport a le mérite de mettre en lumière cet enjeu, mais il faut faire beaucoup plus.
R.A : Avez-vous identifié des leviers d’action spécifiques à déployer pour changer la donne ?
D.K. : J’ai travaillé avec la clinique de droit de Science-Po à la rédaction d’un rapport sur la gouvernance des algues vertes en Bretagne (voir encadré). Nous y proposons par exemple d'appliquer aux engrais et à l’azote le dispositif de séparation du conseil et de la vente, en place pour les produits phytosanitaires depuis le 1er janvier 2021. Aux Etats-Unis, 90 % des conseillers agricoles sont employés par des retailers, c’est à dire par des entreprises vendant des engrais. Ils sont compensés en fonction des quantités vendues. Cette évolution réglementaire permettrait de régler les situations de conflit d’intérêt. Autre option possible : nous pourrions nous inspirer de ce qui a été fait avec le fuel efficiency standard, qui encadre et limite la consommation de pétrole des voitures aux Etats-Unis. Cette réglementation concerne quelques entreprises plutôt que des millions d’automobilistes. Est-ce que cela peut s’appliquer au monde agricole ? En imposant des standards sur la performance environnementale des engrais, la responsabilité est partagée et ne pèse pas uniquement sur les agriculteurs. Il n’y a pas aujourd’hui de demande pour des engrais plus efficaces comme pour les phytos, où les innovations sont nécessaires pour faire face à l’apparition de résistances. Les gouvernements doivent forcer l’innovation dans le secteur très conservateur des engrais, où le pouvoir du marché fonctionne moins bien, et créer de nouveaux marchés pour les producteurs d’engrais. Les plantes auront toujours besoin d’azote.
R.A : D’autres pays sont-ils plus avancés sur le sujet ?
D.K. : Non, il n’y pas un pays qui est une success story. Surtout sur l’agriculture. Un tiers des pollutions azotées ne viennent pas du secteur agricole, mais de l’industrie ou du transport. Ces émissions sont plus faciles à réduire, c’est sur ces domaines que certains pays ont des succès. Les pays ne devraient pas tarder à réaliser qu’il y a des raisons environnementales et économiques de chercher à réduire les pollutions azotées. Les politiques environnementales sont organisées autour des impacts. Or l’azote implique tout : l’eau, les sols, la biodiversité, etc. Si on se focalise uniquement sur la réduction des nitratres, par exemple, cela peut à l’inverse faire augmenter l’ammoniac. Il faut avoir une politique plus intégrée, et ne pas se concentrer uniquement sur une forme chimique. Je suis néanmoins optimiste car l’azote bénéficie d’une attention inédite. Tout le monde se rend compte qu’en matière de lutte contre le changement climatique, les objectifs ne pourront être atteints sans le secteur agricole. D’autant plus que pour la pollution azotée, les bénéfices locaux sont plus importants que ceux globaux. C’est important à souligner dans un monde où beaucoup de pays se demandent pourquoi agir si les bénéfices sont avant tout pour les autres.
Un rapport sur la gouvernance des algues vertes
Le 10 juin, trois étudiants de la clinique juridique de Science-Po ont présenté un rapport sur la gouvernance des algues vertes en Bretagne, réalisé sous la supervision de David Kanter. « L’objectif est d’introduire une vision plus systémique », précise-t-il. Fruit d’un an de travail, le document comprend neuf propositions : encadrer la vente et le conseil des engrais azotés, appliquer une TVA différenciée selon l’empreinte azotée des produits, défendre que les obligations de vigilance des entreprises intègrent la prévention des pollutions azotée, mobiliser le bien-être animal comme levier, entretenir et valoriser le bocage breton pour limiter les fuites d’azote, valoriser les effluents d’elevage pour éviter le sur-épandage, reconnaître le statut de paysan-chercheur, former les agriculteurs-trices en exercice, et celles et ceux en devenir.