Référence agro

« Après 2021, la marge des distributeurs devrait baisser de 30 à 40 % »

Le | Cooperatives-negoces

Comment les coopératives et les négoces appréhendent-ils l’après séparation conseil/vente ? Comment va évoluer le modèle même de la distribution agricole ? Pour répondre à ces questions, le cabinet de consultants Triesse Gressard a, d’avril à septembre 2019, interrogé une vingtaine de coopératives et négoces*. Résultats financiers, politique commerciale, accompagnement terrain… Tout a été ausculté afin de bâtir des scénarios d’évolution pour l’après 2021. Bertrand Soviche, consultant dans ce cabinet, nous livre son analyse avant la publication d’un livre blanc prévue pour 2020.

Référence-Appro : Quel est le comportement des coopératives et des négoces face à l’arrivée de la séparation du conseil et de la vente des phytos ?

Bertrand Soviche : Nous pouvons approximativement diviser les entreprises en trois tiers. Le premier concerne les grosses structures, qui ont suffisamment de ressources internes pour réfléchir à cette mutation sectorielle et être proactives. Leur faiblesse réside dans le fait qu’elles ne savent pas par où commencer : par les ressources humaines, le juridique, l’agro, l’appro… Une peut être qu’elles ne connaissent pas les attentes de leurs adhérents : est-ce qu’il faut aller vers du sans phytos ou vers du raisonné ? Le deuxième tiers regroupe les entreprises qui attendent de voir ce que font leurs concurrents avant de s’engager, car le contexte est mouvant, : une incertitude plane sur la stratégie des chambres d’agriculture, des conseillers indépendants et même des centres d’économie ruraux, qui peuvent eux aussi se lancer dans un conseil plus global. Enfin, le dernier tiers est dans un déni total, considérant qu’ils pourront s’adapter au dernier moment. Qu’il s’agisse de séparation capitalistique, organisationnelle ou logistique, ils pensent pouvoir « passer entre les gouttes » …

R.A. : Quels sont les grands enseignements de votre étude ?

B.S. : Pas une structure auditée ne passe le cap de l’équilibrage des comptes de résultats pour 2021 : suppression des 3R, séparation de la vente des produits et du conseil, baisse des volumes de 50 % de phytos à l’horizon 2025… En moyenne, nous avons évalué une perte de marge nette comprise entre 30 et 40 %. L’incidence touche à la fois la perte de marge sur les produits, dont les volumes vont baisser, mais aussi sur le choix de la vente ou du conseil et sur la compétition entre les structures : vente, conseil, omnicanal [tous les canaux de contact et de vente sont mobilisés, NDLR], numérique… Chaque entreprise est impactée très différemment, au regard de l’écosystème dans laquelle elle évolue, de sa taille et de sa capacité d’investissement, de sa politique de diversification, de sa stratégie d’intégration amont et/ou aval, de la « phyto-dépendance » de ses activités. Et aux céréales : les structures les plus dépendantes aux céréales, les moins diversifiées sont les plus sensibles. L’organisation, le juridique, la politique commerciale et les moyens humains sont impactés. Mais les partenaires aussi. Les firmes phytosanitaires n’auront surement pas la même attitude avec les distributeurs qui auront choisi le conseil, par rapport à ceux qui auront conservé la vente…Et les banques commencent à afficher leurs craintes : si les comptes ne sont pas équilibrés, quid du remboursement des prêts ?

R.A. : Quels sont les facteurs de succès pour réussir l’après 2021 ?

B.S. : Nous avons identifié dix facteurs clefs et cinq comportements que peuvent adopter les acteurs. Par exemple, pour la vente, les entreprises peuvent faire le choix de vendre des produits, des produits et du conseil, de faire du conseil un service payant, de vendre des conseils élaborés ou alors de vendre une marge, qui comprend le prix du produit et du service, comme cela se fait dans le Nord de la France. Les entreprises doivent penser cette mutation en deux temps : l’adaptation pour les treize prochains mois, puis la transition pour les cinq à dix ans à venir. La stratégie politique, les performances des comptes, et notamment des filiales, l’organisation juridique et humaine doivent être mises à plat. Ensuite, il est important de redéfinir sa politique commerciale, en particulier la logistique des céréales, qui était en partie payée par l’appro et donc par les phytos, et la place du numérique dans la logique de vente. Enfin, l’accompagnement terrain, le management des équipes pour vendre du service constitue le dernier volet d’une adaptation réussie. Nous commençons à accompagner plusieurs structures, fournisseurs et distributeurs, dans cette voie. Il y a aussi une dimension très importante : le territoire. Nous nous sommes rendu compte que les distributeurs n’avaient pas travaillé sur la cartographie des acteurs de leur région, des entreprises de première transformation, comme les meuniers par exemple. C’est pourtant essentiel : les métiers sont liés !

R.A. : Y-a-t-il des schémas de séparation capitalistique qui se dessinent ?

B.S. : La création d’un GIE non capitalistique peut s’envisager entre deux négoces pour conserver la vente et le conseil. Pour les unions d’appro, le modèle d’anciens TC qui deviennent des conseillers indépendants actionnaires semble se confirmer. L’intégration d’entreprises en aval peut aussi être une réponse pour les coopératives, afin de maîtriser la qualité et la rémunération des différents maillons. Je pense que c’est aussi l’esprit de l’ordonnance Egalim : ne pas laisser dormir les 3 500 milliards d’euros de capital social des coopératives, en les réinjectant dans l’économie réelle. Certaines structures pourront le faire, mais pas toutes. Les coopératives et négoces ont à cœur de relever le défi, même s’il risque d’être douloureux.

*L’étude a été menée par Perrine Leroy et Maryline Filippi, respectivement étudiante et professeur d’économie de Bordeaux Science Agro, sous la tutelle de Henri Bouillon, directeur du cabinet Triesse Gressard.