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Edgard Morin : « Le mieux vaut mieux que le plus »

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((/public/images.jpg|images.jpg|L))''Directeur de recherches émérite au Centre national de la recherche scientifique (CNRS), Edgar Morin est à 87 ans l’un des penseurs français les plus importants de son époque. Père du concept de « politique de civilisation », il propose une réforme de la pensée, capable de nous faire dépasser la crise multiforme et planétaire que nous traversons. Selon lui, « aller vers une agriculture plus écologique, c’est changer les modes de vies, le sens des valeurs. L’erreur, c’est d’isoler les problèmes les uns des autres. Si l’on considère que tout est lié, cela devient plus compliqué pour l’esprit mais c’est la seule façon de concevoir des solutions au problème actuel de malnutrition ». Son credo : abandonner la recherche du “'toujours plus'” pour une recherche du “'toujours mieux'”. Rencontre. %% % __''Référence Environnement'' : Pensez-vous qu’on puisse mener une réelle politique de civilisation quand l’objectif prioritaire fixé par nos gouvernants est la croissance à tout prix ?__ % %% __''Edgard Morin'' :__ “'La politique de civilisation vise à remettre l’homme au centre de la politique, en tant que fin et moyen, et à promouvoir le bien-vivre au lieu du bien-être. Lorsque j’ai lancé ce concept, je suis parti du constat que si notre civilisation occidentale avait produit des bienfaits, elle avait aussi généré des maux. Par exemple, le bien-être matériel produit un mal être moral, physique et humain. Ou encore, sur le plan écologique, le développement des sciences et techniques a engendré une dégradation de la biosphère et une pollution que l’on sent sur le plan de la vie quotidienne. Dans mes travaux, je me suis attaché à voir dans quelle mesure on peut remédier à ces maux sans perdre les bienfaits de notre civilisation. Parmi les propositions concrètes, je propose de régénérer les cités, de réanimer les solidarités, de susciter ou ressusciter des convivialités, de régénérer l’éducation… Je persiste à dire qu’une politique de civilisation ne doit pas être hypnotisée par la croissance. Il faut abandonner la recherche du toujours plus pour une recherche du toujours mieux. % %% J.-B. P. __Ref. environnement : Vous dites que la politique de civilisation doit reposer sur deux axes essentiels : humaniser les villes et lutter contre la désertification des campagnes. On est loin du compte aujourd’hui ?__ % %% Je pense que jusqu’à présent, ce qu’ont fait les divers gouvernements qui se sont succédés depuis une trentaine d’années est très insuffisant par rapport à ces deux aspects. Par exemple, la revitalisation des campagnes suscite le fait de rendre vie d’abord au village puis de faire régresser l’agriculture industrialisée au profit d’une agriculture de petites et moyennes exploitations qui privilégie une production de terroir. %% % __Pensez-vous qu’un tel type d’agriculture va permettre de nourrir près de 9 millions d’être humains à l’horizon 2050 ?__ %% % Nous devons trouver de nouvelles voies pour changer de voie. Aller vers une agriculture plus écologique, c’est changer les modes de vies, le sens des valeurs. L’erreur, c’est d’isoler les problèmes les uns des autres. Si l’on considère que tout est lié, cela devient plus compliqué pour l’esprit mais c’est la seule façon de concevoir des solutions au problème actuel de malnutrition. %% % __Vous dites que nous sommes devant un problème complexe et de plus en plus profond ?__ %% % Nous avons de nombreux experts, excellents dans leurs champs de compétences, agronomiques, économiques, historiques ou sociologiques. Mais ce mode de connaissances parcellisées est insuffisant pour résoudre un problème tel que la faim dans le monde. Il faut être conscient à la fois de la complexité du phénomène et de sa profondeur. On dit de plus en plus souvent « c’est complexe » pour éviter d’expliquer. Ici, il faut faire un véritable renversement et montrer que la complexité est un défi que l’esprit doit et peut relever. Cette réforme de pensée, qui elle-même nécessite une réforme de l’éducation, n’est en marche nulle part alors qu’elle est partout nécessaire. % %% __Les sociétés occidentales traversent une grave crise économique, sociale et politique. Pourquoi la jugez-vous fondamentale ?__ % %% Tout ce qui a constitué le visage lumineux de la civilisation occidentale présente aujourd’hui un envers de plus en plus sombre. Ainsi, l’individualisme, qui est l’une des grandes conquêtes de la civilisation occidentale, s’accompagne de plus en plus de phénomènes d’atomisation, de solitude, d’égocentrisme, de dégradation des solidarités. Autre produit ambivalent de notre civilisation, la technique, qui a libéré l’homme d’énormes dépenses énergétiques pour les confier aux machines, a dans le même temps asservi la société à la logique quantitative de ces machines. Le mythe du progrès, qui est au fondement de notre civilisation, qui voulait que, nécessairement, demain serait meilleur qu’aujourd’hui, s’est effondré en tant que mythe. Cela ne signifie pas que tout progrès soit impossible, mais qu’il ne peut plus être considéré comme automatique et qu’il renferme des régressions de tous ordres. Il nous faut reconnaître aujourd’hui que la civilisation industrielle, technique et scientifique crée autant de problèmes qu’elle en résout. % %% __Vous êtes très critique envers la notion de développement ?__ %% % La notion de « développement », même sous sa forme adoucie et vaselinée de « durable » contient encore ce noyau aveugle techno-économique pour qui tout progrès humain découle des croissances matérielles. Il importe de refonder cette notion de développement, dont l’application partout dans le monde détruit les solidarités traditionnelles, fait déferler la corruption et l’égocentrisme. Il faut que la notion de développement se métamorphose en celle d’épanouissement. %% % __Comment le dialogue entre les pays du Nord et ceux du Sud peut-il reprendre ?__ %% % Croire que le Nord n’apporte que des bienfaits et des bonnes solutions est une erreur. La primauté du calcul dans la civilisation du Nord rend aveugle à la qualité même de la vie. Le Sud conserve des vertus de convivialité, d’art de vivre, de communauté et de solidarité que le Nord a évacuées. Il faut concilier toutes ces vérités. L’Afrique est, par exemple, un continent qui déborde de cette ressource qu’est la sagesse, tellement raréfiée chez nous. Et c’est heureusement inestimable économiquement. Chaque culture a ses vertus et ses superstitions. C’est pourquoi je crois à une symbiose des civilisations. Les sagesses africaine, indienne, amérindienne doivent se mêler à nos Lumières, éclairantes mais aussi tellement aveuglantes. Nous devons cesser de nous considérer comme les maîtres pour devenir des partenaires dans le « grand rendez-vous du donner et du recevoir » dont rêvait Léopold Sédar Senghor. %% % __Votre diagnostic conclut à une situation « logiquement désespérée ». Qu’est-ce qui, pourtant, vous porte à l’espoir ?__ % %% Comment ressusciter l’espérance ? Au cœur de la désespérance même. Quand un système est incapable de traiter ses problèmes vitaux, il se désintègre ou se métamorphose. L’espérance est dans la convergence de ces courants qui parfois s’ignorent, tels le commerce équitable, l’économie solidaire, la réforme de vie. De partout, les solidarités s’éveillent. Des associations se créent pour sauver une rivière, repeupler un village, réinventer localement la politique. Ça bouillonne. Sous les structures sclérosées, il y a dans notre pays et partout dans le monde un formidable vouloir-vivre. Il n’y a pas de solution prête à l’avance, mais il y a une voie. Le pire n’est jamais certain et « là où croît le péril croît aussi ce qui sauve », comme le dit Hölderlin qui nous rappelle que le danger va nous aider peut-être à nous en sortir, à condition d’en prendre conscience. %% % ''Propos recueillis par Jean-Baptiste Pambrun'” %% % ''* Dernier ouvrage paru : L’an I de l’ère écologique - Editions Tallandier - Collection : Histoires d’aujourd’hui.''