Environnement : « Il faut une politique agricole intégrant les externalités » (Corinne Lepage)
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Le cabinet d’avocat Huglo Lepage, spécialisé dans le droit de l’environnement, a annoncé, le 27 juin 2024, le report de son action collective nationale pour les victimes non professionnelles des pesticides au 16 septembre 2024, en raison de l’instabilité politique actuelle. Corinne Lepage, membre du cabinet, répond aux questions de Référence Agro.
Pourquoi avoir lancé cette action collective ?
Il est important de préciser que ce n’est pas une action lancée contre le monde agricole. Nous ne demandons rien aux agriculteurs.
Nous avons lancé cette action collective car il existe un problème récurrent pour les riverains des champs d’épandage de pesticides. Ce problème est même reconnu par l’État. Dans le document publié récemment par le MASA, sur le nouveau plan Écophyto, un paragraphe est consacré aux riverains. C’est donc un sujet parfaitement connu, qui fait l’objet d’une réglementation, puisque la directive communautaire sur les pesticides exige que soient protégés les riverains. Mais ils ne le sont pratiquement pas. Les distances de sécurité fixées sont très courtes. Des études ont prouvé la présence de résidus à plusieurs centaines de mètres et l’augmentation des pathologies jusqu’à 1 km de l’épandage. Les distances réglementaires sont de 5 m ou 10 m. Ce n’est donc pas suffisant pour protéger la population.
Les riverains sont finalement moins protégés que les agriculteurs qui épandent eux-mêmes. Les agriculteurs se protègent, ce qui est bien naturel et obligatoire. Pas les riverains qui n’ont aucun matériel de protection. En principe, avec la réglementation, ils n’ont pas le droit de retourner pendant 48h dans un champ qui vient d’être épandu. Les riverains, et en particulier les enfants, qui joueront dans le jardin, habitent là 24h/24. Ils ne partent pas pendant deux jours chaque fois qu’on épand.
L’exposition aux produits phytosanitaires m’apparaît plus problématique pour les voisins que pour les agriculteurs eux-mêmes. Pour ces derniers, la loi de financement de la Sécurité sociale de 2020 a créé un système d’indemnisation automatique par le biais de la reconnaissance de la maladie professionnelle pour certaines pathologies liées aux pesticides.
Par cette action, notre point est de dire que si nous avons mis en place un système d’indemnisation pour les agriculteurs, nous devons reconnaître la même chose pour les riverains. Et donc mettre en place un système d’indemnisation pour les riverains souffrant des mêmes pathologies.
Jusqu’à présent, environ 50 personnes concernées par cette situation nous ont contactés. Elles sont beaucoup plus en France.
L’évolution des pratiques agricoles et de la réglementation environnementale va-t-elle dans le sens d’une meilleure protection de l’environnement ?
Toutes les décisions prises ces derniers mois ont été dans le sens du « détricotage » des mesures de protection, pas seulement de l’environnement, mais aussi des Hommes. Ce n’est pas seulement un sujet environnemental. C’est un sujet de santé publique. Et pas seulement à l’échelle de la France, mais aussi en Europe.
Je ne blâme pas les agriculteurs, parce que je reconnais tout à fait la difficulté de leur situation, parce qu’ils ne gagnent pas leur vie, que les terres sont de moins bonne qualité, qu’ils sont confrontés aux dérèglements climatiques, dont ils sont l’une des premières victimes. Toutes les normes qu’on leur impose leur apparaissent comme des contraintes supplémentaires insupportables. Au sens propre du terme, car ils ne peuvent pas les supporter économiquement.
Là où il y a un vrai souci, c’est que nous ne savons pas et nous n’arrivons pas à accompagner le monde agricole dans la transition à laquelle il n’échappera pas. Sur les questions climatiques, le secteur agricole n’a pas commencé sa transition, ou quasiment pas. Or, c’est la première victime du changement climatique. La première chose à faire serait de trouver les moyens financiers d’aider nos agriculteurs à s’adapter et à se transformer.
À cet égard, les méthodes agronomiques, et en particulier les méthodes permettant de stocker le carbone, sont un moyen de financer cette transition. Une tonne de carbone stockée vaut cher, entre 40 et 60 € la tonne, surtout si c’est accompagné d’une politique en matière de biodiversité. Je regrette que la réflexion engagée sur ce sujet soit si faible.
Est-il trop tard pour réaliser cette transition avec les agriculteurs ou peut-elle encore être faite en les intégrant complètement ?
Il n’est pas trop tard pour faire la transition avec les agriculteurs, mais surtout, nous devons la faire avec l’agriculture. Il n’y a pas d’autres choix. Aucune transition ne se fait sans les acteurs, cela n’existe pas. Il s’est passé la même chose avec les “gilets jaunes”. On ne peut pas demander plus à des gens qui n’en peuvent déjà plus. Pour cela, il faut trouver des sources de financement. Voilà pourquoi les crédits carbone sont une des solutions possibles. Un texte est en préparation, notamment sur le stockage de carbone agricole. C’est une piste vraiment très prometteuse, parce qu’elle permet une agriculture plus extensive, meilleure pour les sols, qui diminue les intrants et qui sera plus rémunératrice.
Il faut absolument avoir une économie qui intègre les externalités rémunérant les agriculteurs pour les services qu’ils rendent. Nous ne ferons jamais cette transition si nous ne la réglons pas de manière financière.
Pendant les blocages des agriculteurs, il a été question à plusieurs reprises des normes. Est-ce réellement, pour vous, un souci majeur aux yeux des agriculteurs ?
Il y en a certainement à revoir. Par exemple, sur le sujet des haies, j’ai lu qu’il y avait 35 règles et autorisations. Ce n’est pas possible. C’est complètement technocratique et dénué de toute réalité. Dans le sens contraire, je ne peux pas être d’accord avec un système dans lequel nous utilisons des produits que nous savons mauvais pour ceux qui les utilisent, pour ceux qui sont à côté et pour les consommateurs au motif qu’on ne peut pas faire autrement. Nous entendons ce discours depuis 30 ans. Si nous avions engagé les financements qu’il fallait pour trouver des solutions alternatives, qui ne sont pas nécessairement chimiques, nous en aurions trouvé depuis longtemps. Sauf que l’agrochimie gagne sa vie avec cela. Et ce n’est pas du ressort des agriculteurs. L’agrochimie vend aux agriculteurs des « paquets cadeaux » dans lesquels il y a la semence, l’engrais et les pesticides allant bien ensemble. Comment voulez-vous que les agriculteurs fassent sans ? Ils n’ont pas le choix. Il faut s’attaquer au fond du problème, ce que personne n’a envie de faire.
Que pensez-vous des discussions autour de la séparation du conseil et de la vente ?
Je trouve cela très grave que l’on revienne sur ce sujet. Le simple fait que l’on se pose cette question n’est pas sain. C’est effectivement un fonctionnement qui encourage la vente de pesticides, qui en plus coûtent les yeux de la tête aux agriculteurs.
Ces derniers mois, certains acteurs du monde agricole, notamment Arnaud Rousseau, appelaient à produire plus, afin de restaurer et conserver la souveraineté agricole de la France. Une hausse de la production est-elle compatible avec une meilleure protection de l’environnement ?
Produire plus de quoi ? De viande ? De végétaux ? De fruits et légumes ? Qu’est-ce que veut réellement dire « produire plus » ? Vous évoquez Arnaud Rousseau. Je sais bien qu’il est à la tête de la FNSEA, mais il ne représente pas vraiment l’agriculteur moyen. C’est le dirigeant d’Avril, qui est l’exemple flagrant du détournement de l’idée de coopération.
Ensuite, il faut produire plus de protéines végétales que de protéines animales. C’est probable. Produire plus au titre de la souveraineté, cela veut dire que les Français peuvent se nourrir chez eux. Aujourd’hui, une partie de notre production est vendue en Europe. Pour le reste, nous avons besoin de plus de production locale et saine. Je ne suis pas sure qu’il faille produire beaucoup plus. Nous sommes capables de nous nourrir avec ce que nous produisons. Simplement, nous exportons et importons beaucoup. Il y a un équilibrage à faire entre nos importations et nos exportations. C’est essentiel de revenir à des idées de souveraineté.
Il faudra produire plus, en végétal, et différemment, car avec la sécheresse, on ne fera plus de maïs dans le Sud-Ouest dans quelques années par exemple. Il faut produire plus de végétal permettant de ressourcer la terre, de développer un autre type d’agriculture. Mais il faut surtout permettre aux agriculteurs de gagner leur vie convenablement. C’est la condition sine qua non. Cela implique d’avoir un système beaucoup moins inégalitaire. Quand on regarde la répartition de la PAC, on se rend bien compte qu’elle est très inégalitaire : ce sont les plus gros propriétaires qui touchent le plus. Ce n’est d’ailleurs pas pour rien que le mouvement des agriculteurs est parti du Sud-Ouest, car c’est à cet endroit que les parcelles sont les plus petites et où les agriculteurs ne gagnent pas du tout leur vie.
Selon vous, quel impact peut avoir le changement du paysage politique à venir ?
Le RN est violemment anti-environnemental. Tout ce qu’ils feront sera, à terme, au détriment du monde agricole. Cela retardera les transformations indispensables et, plus nous attendrons, plus elles seront difficiles à faire et plus nous les paierons chères. Le changement climatique est inéluctable. Il y a des réalités et il faut s’y adapter.
À l’opposé du spectre politique, le programme du NFP est évidemment beaucoup plus orienté vers les questions environnementales. Mais d’autres éléments peuvent poser problème. Sur le plan environnemental, c’est sans doute le meilleur programme. Sur le plan de l’acceptabilité par le monde agricole, qui est essentielle, je suis dubitative.
Sur le sujet de l’environnement, comme sur tous les autres sujets, la question de l’acceptabilité est fondamentale. Si ce n’est pas accepté, les gens se révoltent et agissent en sens contraire. Jusqu’à présent, on ne peut pas dire que le monde de l’écologie agricole a parfaitement fonctionné. Il y a beaucoup d’arrières-pensées de part et d’autre.
Avez-vous un souhait pour le futur ministre de l’Agriculture ?
La futur ministre de l’Agriculture doit avoir absolument une certaine autonomie vis-à-vis de la FNSEA pour aider le monde agricole à engager sa transition, laquelle est inéluctable.