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Gestion de l’eau : « Ceux qui ne s’empareraient pas de ce sujet seront coupables demain », Martin Gutton

Le | Politique

Délégué interministériel en charge de la gestion de l’eau en agriculture depuis le 1er août 2024, Martin Gutton est chargé du suivi des travaux du Varenne agricole de l’eau et des mesures relatives à l’agriculture du Plan d’action pour une gestion résiliente de la ressource hydraulique.

Martin Gutton, délégué interministériel en charge de la gestion de l’eau en agriculture. - © D.R.
Martin Gutton, délégué interministériel en charge de la gestion de l’eau en agriculture. - © D.R.

Comment s’est déroulée votre prise de fonction, depuis le 1er août 2024 ? Quelles missions recouvrent le poste de « délégué interministériel en charge de la gestion de l’eau en agriculture » et quelle est l’origine de sa création ?

J’ai rencontré Marc Fesneau dès le premier jour, puisque la délégation est logée dans les locaux du ministère de l’Agriculture et de la Souveraineté alimentaire (MASA). J’ai également rencontré sa directrice de cabinet adjointe et celle de Christophe Béchu. Je rencontre surtout les directions de l’administration centrale parce qu’à cette période de l’été, il y a des permanences. Cela me permet de voir leur vision des choses sur les sujets de mon nouveau portefeuille.

Ce poste est l’un des produits de sortie du Varenne de l’eau, annoncé en 2022 par Jean Castex, Premier ministre de l’époque. Celui-ci prenait, dans son discours de clôture, un certain nombre de décisions, dont la création de ces délégués interministériels. Le décret définissant la création de la délégation Varenne était très concentré sur l’agriculture, sur le changement climatique et la gestion de l’eau. Le travail de Frédéric Veau (ancien délégué interministériel en charge du suivi des conclusions du Varenne agricole de l’eau et de l’adaptation au changement climatique), avec qui j’ai eu l’occasion de beaucoup échanger ces derniers jours, s’est focalisé sur les annonces du Varenne agricole pour faciliter et accompagner la mise en œuvre des différentes actions prévues par le Varenne, dont beaucoup se sont réalisées. Le gouvernement avait ensuite lancé le plan Eau, piloté par Christophe Béchu du côté du Ministère de la Transition écologique et de la Cohésion des territoires (MTECT), qui avait fait l’objet d’annonces par le Président de la République en mars 2023. Cela a ramené une tranche de planification complémentaire, dont l’agriculture fait partie. L’agriculture est beaucoup citée dans le Varenne agricole et il était normal, à deux ans et demi de ses conclusions, d’élargir le champ de compétences de la délégation autour du plan Eau gouvernemental.

Il est plus intéressant d’avoir à la fois les balances agricoles et environnementales. Il serait difficile de travailler tout seul sur un sujet comme l’eau, qui intéresse en réalité tous les ministères. C’est peut-être un des enjeux majeurs du poste : faire ce travail avec le monde agricole pour qu’il se positionne dans le concert des acteurs en charge de l’eau. Mais ils ne sont que l’un des acteurs, l’un des usagers de l’eau. Ils en consomment à une période où il y en a moins, ce qui rend plus difficile le sujet de l’eau en agriculture. Il faut arriver à des consensus, des compromis et à ces partages de l’eau qui sont, plus l’eau se raréfie, plus difficiles à obtenir. Pour moi, c’est un peu cela le sujet principal : de quelle manière je peux aider, accompagner, en m’appuyant sur les différents ministères concernés, sur les organisations environnementales et agricoles, pour mieux faire prendre conscience à certains acteurs de ce qu’il est en train de se passer. En général, les agriculteurs sont les premiers à voir les évolutions du climat et à se trouver démunis face à cela. La ressource en eau n’est pas la seule réponse à l’adaptation au changement climatique. Elle en fait partie, mais ce n’est pas la seule, loin de là.

La première mission du poste, est avant tout, au sein du concert ministériel, de faciliter les relations entre services sur des portages communs. Chaque ministère sectoriel est face à des interlocuteurs spécialisés et ont tendance à porter le discours de ces acteurs. Il faut arriver à les rapprocher. Je crois à l’interministérialité plus que jamais et je veux contribuer à faciliter son fonctionnement. Ensuite, c’est aider ou appuyer le débat, qui doit être surtout territorial. Le délégué peut être aussi un intermédiaire, un facilitateur pour accompagner la construction d’un dialogue local. C’est à chaque ministère, dans son domaine de compétence, d’agir, mais de façon peut-être plus structurée, plus coordonnée en interministériel. Le représentant de l’interministérialité sur le territoire, c’est le préfet. C’est donc à lui, sur un territoire donné, d’arriver à construire aussi les consensus autour du partage de l’eau. Comme Frédéric Veau avant moi, je dispose de cette possibilité d’appui auprès des préfets pour qu’ils disposent des bons outils, des bonnes expertises nécessaires pour construire le dialogue local.

Votre rôle consiste donc à décentraliser le sujet de l’eau en agriculture pour faire en sorte que les acteurs de terrain puissent s’en emparer plus aisément ?

Ce sujet est, par nature, décentralisé. Il y a le débat par exemple sur le prix de l’eau : en France, il est différent d’une commune à l’autre ou d’un EPCI à l’autre, car cela fait 200 ans que la politique de l’eau potable est décentralisée au bénéfice des communes. C’est la même chose pour l’assainissement. J’entends certains partis politiques afficher une ambition sur la question du prix de l’eau, notamment sur des tarifications sociales, alors que c’est un sujet qui relève des collectivités territoriales et pas de l’État, sauf à ce que l’État prenne en charge une compensation pour abaisser le prix de l’eau sur les premiers métiers, mais ce n’est pas ce qui est en train de se passer. Cela relève complètement de la démocratie locale et des collectivités locales.

La France est un pays très centralisé donc on pense que tout se fait à Paris, mais ce n’est pas vrai. L’État n’a pas la main sur tout et, d’ailleurs, l’une des missions des Agences de l’eau est d’accompagner la structuration de la gouvernance sur les territoires pour permettre aux collectivités locales de s’organiser, de recruter des compétences techniques et administratives pour être en capacité de porter la politique sur son territoire. C’est souvent l’une des faiblesses que nous constatons : sur l’eau potable, le système est rodé depuis longtemps, sur l’assainissement aussi, c’est moins vrai sur la gestion du grand cycle de l’eau. Il faut donc que les collectivités européennes s’organisent, des outils existent en la matière.

Vos missions sont-elles susceptibles d’évoluer avec les nominations à venir de nouveaux ministres de l’Agriculture et de la Transition écologique ?

Le cadre de mon action, c’est le décret n° 2024-798 du 12 juillet 2024. Il a été signé par le Premier ministre en place. Évidemment, un décret se modifie. Mais il a été construit en interministériel, il n’est pas de nature politique et je ne vois pas grand chose dans le texte qui pourrait être remis en cause par un nouveau gouvernement. Après, cela dépendra de l’ambition du nouveau gouvernement en la matière. Mon sentiment, c’est que le sujet est central. Aucun gouvernement ne peut esquiver l’engagement sur la politique de l’eau. Il suffit de regarder les courbes de l’évolution des températures. Les agriculteurs sont les premiers à en subir les conséquences avec des événements de nature variable. Tous les prochains gouvernements, quelle que soit leur sensibilité politique, s’engageront sur ce sujet. Ceux qui ne s’empareraient pas de ce sujet serait, demain, coupables de ne pas l’avoir fait.

Mon souci sera d’écouter et de rencontrer les ministres quand ils seront nommés, de voir quelle est dorénavant l’orientation qu’ils souhaitent porter. Sera-t-elle d’ailleurs la même ? Parce qu’en fonction de la composition du gouvernement, on peut ne pas avoir de position commune donc il y aura à construire une parole du gouvernement sur la politique de l’eau dans les années à venir. Et je peux contribuer, moi aussi, à la construire. Je suis plutôt un technicien de parcours avec une culture interministérielle et je peux apporter cette expertise à des ministres qui arriveront.

Y a-t-il des sujets, des dossiers, des visions que vous défendrez auprès de vos futurs interlocuteurs ?

Oui, tout d’abord le fait qu'il ne doit pas y avoir de privatisation de l’eau. Chacun est donc légitime pour apporter sa contribution dans la réflexion sur le partage de l’eau. Je veillerai à ce que tous les acteurs soient bien autour de la table. On ne construit pas de consensus si on laisse des gens à la porte. Il faut permettre à chacun de s’exprimer sans censure, essayer de construire un consensus dans les territoires, et pas seulement à Paris. Le niveau national peut aider à débloquer des choses, à faire évoluer une réglementation, comme la réutilisation des eaux usées traitées. Mais quand un dossier territorial est capté par des structures nationales, ça devient en fait très difficile de trouver les solutions. Ce n’est pas par hasard qu’en Sèvre niortaise, les quelques opposants territoriaux font venir des gens de la France entière et maintenant de l’Europe. Ils pensent en faire un sujet national, où chacun s’exprime sans connaître le sujet, pour que cela devienne impossible à traiter localement.

Or, encore une fois, c’est dans les territoires, dans les bassins versants, qu’on doit trouver les solutions ,avec un appui régional ou national quand il le faut. Il peut y avoir des grands projets mais le plus souvent la question du partage de l’eau doit être d’abord portée par les élus. Il faut les aider à se structurer, à s’organiser, à disposer des connaissances suffisantes, de l’expertise technique, de l’expertise sociologique. C’est cela qui est indispensable et c’est là que cela doit se faire avec les agriculteurs, les associations de protection de l’environnement et les pêcheurs du territoire, etc. Ce n’est pas à des structures nationales d’intervenir sur le territoire. Quelle est leur légitimité à le faire ?

Quelle est la marge de manœuvre des pouvoirs publics dans l’adaptation des agriculteurs aux conséquences du changement climatique ?

Le monde agricole est confronté à un changement climatique majeur. Il y a beaucoup d’activités où, finalement, on s’adapte plus facilement. Les agriculteurs, eux, sont directement impactés. Quand les champs restent humides, quand on ne peut pas rentrer dans les champs, ils se trouvent démunis, tout comme ils le sont face à des sécheresses répétées, des canicules avec des températures de plus en plus élevées. Il faut donc pouvoir les aider, les accompagner dans cette transition hyper rapide. Là où les évolutions climatiques se faisaient sur des centaines d’années par le passé, elles se déroulent aujourd’hui à un rythme jamais connu. Il est difficile de faire évoluer les systèmes économiques impactés par le changement climatique. C’est là où les pouvoirs publics doivent être présents pour accompagner les agriculteurs sur la connaissance, l’expertise, et les aider à adapter leur système de production.

C’est ce qui peut justifier à certains moments un financement du stockage de l’eau. Quand vous êtes arboriculteur et que vous voyez tous vos arbres face à des investissements sur plusieurs dizaines d’années, un verger ou une vigne, effectivement il faut pouvoir trouver la solution accompagnant la transition et aller plus loin : changer de cépage, abandonner la production de certains produits qui, demain, ne seront plus adaptés et les températures ne permettront plus de le cultiver correctement. On est vraiment dans une logique d’accompagnement d’une transition qui se fait à un pas de temps inconnu.

Quelle est votre position sur les projets de stockage de l’eau ?

Le stockage de l’eau est l’un des outils pour faire face à l’évolution du climat. On cite des exemples dans le nord de la France, mais dans le sud, en PACA ou en Occitanie, cette question de la gestion de l’eau ne se pose pas. Il n’y a pas de mouvement anti-stockage de l’eau alors même que dans ces régions, vous avez de très grands ouvrages de stockage de l’eau, souvent à multi-usages. Le barrage de Serre-Ponçon, c’est autre chose que la retenue de Sainte-Soline. Mais Serre-Ponçon sert aussi à produire de l’électricité, c’est un équipement de loisirs extrêmement important pour le département. Serre-Ponçon joue un rôle essentiel dans l’alimentation en eau : eau potable, eau pour l’agriculture de la région Provence-Alpes-Côte d’Azur (PACA).

S’il n’y avait pas ce barrage, je ne sais pas ce que serait l’agriculture de ces territoires. C’est dans des régions qui n’ont pas la culture de la gestion de l’eau qu’il y a une opposition très rapide de ces stockages. Face au changement climatique, face aux saisons sèches plus longues, il va falloir construire du stockage de l’eau pour l’hiver, dans des territoires où il n’y a pas de nappe phréatique qui l’assure, pour continuer d’alimenter les populations en eau potable. Quand vous êtes en Bretagne, ou dans le Massif central, il n’y a pas de nappes phréatiques, ou très peu. Il n’y a pas de bassins sédimentaires, il faut donc faire des barrages. On peut appeler cela des retenues collinaires, des barrages, des retenues d’eau, on peut utiliser des terminologies différentes, mais il en faut. S’il n’y avait pas trois grands barrages dans les Côtes-d’Armor, l’alimentation en eau potable estivale ne serait plus assurée dans ce département.

Je pense qu’il faut avoir une position ouverte sur la question du stockage de l’eau. C’est l’une des solutions. Mais elle est coûteuse. Il peut y avoir des conséquences sur le milieu, il faut donc évidemment faire les études nécessaires. Cela mène à une eau agricole chère donc il faut, si on le fait, avoir des usages de l’eau qui soient à hauteur du prix. Il faut que les filières fassent aussi évoluer le système pour avoir des productions à plus forte valeur ajoutée qui permettent à l’agriculteur de financer l’eau.

Je ne suis pas d’accord avec les opposants farouches du stockage de l’eau, qui le sont d’ailleurs sans raisonnement particulier et dans une logique un peu simpliste. Mais je ne pense pas non plus que le stockage de l’eau soit la réponse à tout car, lors des années les plus sèches, les barrages sont vides. On le voit en Espagne, on l’a vu en 2022-2023 sur le bassin Loire-Bretagne : des barrages sont restés vides très longtemps. Il a fallu attendre l’automne 2023 et l’hiver 2024 pour qu’ils se remplissent. Dans les sujets environnementaux, il n’y a pas une seule solution. C’est une addition de solutions : il faut faire des efforts d’économie d’eau, diversifier les productions pour l’agriculture, réaménager l’espace pour favoriser l’infiltration, pour stocker de l’eau dans les sols, pour ralentir le cycle de l’eau, là où, par le passé, on faisait tout pour s’en débarrasser le plus vite possible.

Quel est votre programme dans les prochaines semaines ?

J’ai prévu d’élargir le cercle de mes interlocuteurs aux acteurs que j’ai cités en introduction. Je pense notamment au ministère de la Santé, au ministère de l’Industrie, et aux des établissements publics. Il faut que je rencontre l’Inrae, qui a apporté notamment le travail sur Explore 2 pour affiner la perspective en matière d’évolution climatique. Après, je vais rencontrer les filières agricoles, les chambres d’agriculture. Et puis, par souci d’équilibre, je rencontrerai également les associations de protection de l’environnement.