Agrotendances

Crédit carbone, « passer de la contrainte à l’incitation change les choses », Jonah Ehmann, Nataïs

Le | Stockage de carbone

Entreprise spécialisée dans la collecte et le conditionnement de maïs à popcorn, Nataïs affiche plus de 8 000 t eqCO2 stockés à long terme dans ses sols en 2024, représentant une prime moyenne à l’hectare de 78 € pour les 210 agriculteurs partenaires de l’entreprise. Explications avec Jonah Ehmann, directeur des opérations agronomiques de Nataïs.

Jonah Ehmann, directeur des opérations agronomiques de Nataïs - © D.R.
Jonah Ehmann, directeur des opérations agronomiques de Nataïs - © D.R.

Comment est née l’idée d’une prime carbone au sein du réseau Nataïs ?

Jonah Ehmann : Depuis son installation en tant qu’agriculteur et la création de notre société il y a 30 ans, mon père a toujours prôné une agriculture vertueuse et notamment respectueuse des sols. Cela passe donc par une réduction du travail du sol et par une couverture végétale. Depuis les années 2010, on a fortement encouragé les agriculteurs à mettre en place des couverts végétaux, plutôt dans un objectif agronomique. Les couverts végétaux protègent le sol et enrichissent sa fertilité naturelle. À ce moment-là, on mettait en place des primes couverts : pour les agriculteurs qui mettaient en place des couverts végétaux, nous leur donnions des euros en tonnes supplémentaires sur le maïs qu’ils nous livraient.

L’étape supérieure ne consistait pas simplement à rémunérer la mise en place de couverts, mais surtout leur performance. On a rencontré Eric Ceschia du Cesbio en 2017, qui travaille sur les thématiques d’utilisation d’images satellites pour divers usages. Il avait un projet autour de l’utilisation de la télédétection pour quantifier le carbone stocké grâce aux couverts végétaux, à l’échelle de la parcelle. Nous sommes alors passé de l’idée d’encourager l’installation de couverts végétaux à lier ces installations au carbone. C’est un indicateur qui parle à tous les maillons de la chaîne, aux salariés, à nos clients et aux consommateurs.

On a alors lancé un projet de R&D avec le Cesbio pour créer un outil permettant, à partir d’images satellites, de mesurer la biomasse des couverts, convertie par la suite en carbone séquestré durablement dans le sol. En 2019, 2020 et 2021, ce projet ne concernait qu’un groupe de fermes pilotes. Depuis 2022, on l’a étendu à tout le réseau. Tous nos agriculteurs qui mettent en place des couverts sont rémunérés en fonction de la performance de leur couvert. Il y a un plafond bas, 45 €/ha, que les agriculteurs sont assurés de toucher. Cela correspond à environ une tonne de CO2 séquestrée. Dès qu’ils dépassent ce palier, ils déplafonnent la prime, qui devient corrélée directement à la biomasse produite par le couvert végétal.

Comment ces mesures ont-elles été reçues sur le terrain par les agriculteurs ?

Jonah Ehmann : Nous déplorons la façon dont les politiques et les règles sont mises en application sur ces questions de couverts notamment, mais pas seulement. Elles sont très souvent dans la contrainte : si nous voulons garder nos aides PAC, il faut faire ceci, cela. Avec ce fonctionnement, on a voulu entrer dans une logique d’incitation. En changeant seulement ce paradigme, l’effet sur les agriculteurs n’est pas du tout le même. On est dans une logique d’encouragement et pas du punitif. Cela combiné au fait que nous sommes agriculteurs, nous savons de quoi nous parlons. Nous encourageons des pratiques car nous savons qu’elles fonctionnent. Nous les mettons nous-mêmes en place, donc cela donne de la crédibilité.

L’accueil est plutôt positif. Chaque année, le taux d’agriculteurs mettant en place des couverts augmente. Certains agriculteurs ont même rejoint le réseau Nataïs parce qu’on avait cette démarche en place.

Quel est le coût pour un agriculteur qui souhaite se lancer ? Existe-t-il des aides ?

Jonah Ehmann : Cela dépend où est installé l’agriculteur et quel système il a en place. Globalement, on estime le coût de la mise en place d’un couvert végétal entre 80 et 100 €/ha. Cela varie plus ou moins selon le matériel disponible et des espèces utilisées pour le couvert.

De l’autre côté, il y a très peu de démarches de soutien sur ce sujet. Il peut y avoir, à l’échelle de communautés de communes, très localement, des projets qui se montent entre les agriculteurs et les acteurs publics, car il y a un impact très simple : avec la mise en place de couverts végétaux, on stocke mieux l’eau dans la parcelle, on limite l’érosion. Dans le Gers par exemple, au printemps, on a occasionnellement de gros orages avec des coulées de boue sur les routes. Ce sont des montants de réparation assez importants pour les communautés de communes. Les couverts végétaux réduisent très significativement ce phénomène. Des sols riches en matière organique et couverts sont des sols dans lesquels l’eau va beaucoup mieux s’infiltrer. Il faut voir la matière organique comme une éponge. Plus on augmente la taille de l’éponge, plus on va stocker de l’eau. Dans un contexte de sécheresses de plus en plus récurrentes, augmenter la taille de l’éponge contribue très largement à la résilience de nos systèmes agricoles.

Il n’y a aucun soutien au niveau départemental, régional ou national. Pourtant, c’est une nécessité, parce qu’il y a tellement d’externalités positives à la mise en place de couverts. C’est un puits de carbone énorme, on a des parcelles qui stockent entre 5 et 6 tonnes de carbone par an. Imaginez simplement à l’échelle nationale. Il y a aussi tous les effets positifs sur la vie du sol. Globalement, les sols en France se dégradent, les sols agricoles deviennent de moins en moins fertiles. À chaque opération de travail du sol, on « brûle » la matière organique présente dans le sol. Il y a un enjeu de survie de l’agriculture au niveau national, voire européen. Le réchauffement du climat participe aussi à cette appauvrissement, puisque les températures élevées accélèrent la minéralisation.

On peut aussi parler de qualité de l’eau. De nos jours, les cours d’eau pleins de sédiments sont une chose que l’on voit beaucoup moins avec des couverts végétaux. C’est la même chose avec la perte de nitrate, contenu dans les engrais appliqués sur les parcelles. Si on réduit fortement l’érosion et qu’on favorise l’infiltration de l’eau, cela fait autant de choses en moins qui se retrouvent dans les rivières.

Avec votre recul et votre expertise, avez-vous identifié des freins à l’installation de couverts végétaux ?

Jonah Ehmann : Il y a toujours des freins, sinon tout le monde mettrait en place des couverts ! Je viens de parler du côté financier. On est quand même dans un contexte où la situation financière des exploitations est très compliquée. Ce n’est pas propice à dépenser un peu plus pour mettre en place des couverts végétaux. L’agriculteur a conscience que, sur le long terme, il y a des bénéfices. Mais il ne voit que le court terme.

Il y a aussi l’aspect technique qui peut repousser. Mettre en place ces pratiques demande plus de connaissances, de l’observation, un changement de pratiques. Il y a un besoin d’accompagnement. Nous avons des ingé-conseils qui accompagnent les agriculteurs au quotidien. Mais de manière générale, il y a encore trop peu de connaissances et de compétences techniques sur le sujet chez les techniciens. On a cruellement besoin de personnes qui sont capables d’accompagner les agriculteurs sur ces thématiques. Ce n’est pas quelque chose que l’on apprend dans les écoles d’agronomie ou les lycées agricoles.

Enfin, sur les premières années, il y a un risque un peu plus élevé d’échec de cultures. Pour des agriculteurs qui sont à une dizaine d’années de la retraite, qui ont toujours fait d’une certaine façon, il est difficile de les faire changer de système et de les faire prendre des risques.

Vous affichez l’ambition d’avoir 80 % des agriculteurs du réseau Nataïs qui mettent en place des couverts végétaux d’ici à 2025. Est-ce qu’atteindre 100 % vous parait possible ? Travaillez-vous sur d’autres dispositifs ?

Jonah Ehmann : Nous comptons évidemment augmenter le pourcentage de couverts. De manière générale, les plus jeunes générations y sont très réceptives. Mais chaque année, il y a toujours des agriculteurs qui n’ont pas pu les mettre en place, notamment pour des raisons météorologiques. Nous pouvons atteindre entre 90 et 95 % d’agriculteurs engagés dans cette démarche.

Au-delà du pourcentage de couverts, on ambitionne vraiment d’augmenter leur performance. On ne veut pas juste se contenter de les mettre en place, mais de vraiment produire de la biomasse, de stocker des quantités significatives de carbone. On parle généralement du rendement des cultures, nous parlons aussi du rendement du couvert végétal.

Nous avons beaucoup travaillé sur le sujet de la captation de carbone, car il y a beaucoup à gagner de ce côté-ci. C’est le premier levier. On commence désormais à s’intéresser à la réduction de nos émissions, notamment issues de la fertilisation. Il y a des solutions au niveau des engrais : produire des engrais avec moins d’énergies fossiles et limiter les pertes par volatilisation, notamment de protoxyde d’azote. Enfin, nous travaillons depuis deux ans sur le sujet des haies. On a un projet avec une dizaine d’agriculteurs pour remettre la haie au centre des exploitations agricoles. Là aussi, l’idée est d’amener cela de manière réfléchie pour ne pas créer de contraintes, mais plutôt des bénéfices et même un revenu supplémentaire pour l’agriculteur.