L’agriculture, parent pauvre du marché français du carbone
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Une nouvelle enquête publiée par l’Ademe et une association de solidarité internationale montre que les acheteurs français de crédits carbone privilégient toujours les projets à l’étranger. Plusieurs textes européens pourraient prochainement lever certains freins. Analyse avec Anaël Bibard, président de la Climate Agriculture Alliance, qui rassemble de nombreuses start-up françaises du carbone.
La concurrence internationale ne semble pas épargner le marché du carbone. Selon l’enquête menée par le Geres (ONG de solidarité internationale) et l’Ademe début octobre, auprès d’une trentaine d’acteurs, seuls 2 % du nombre de crédits carbone achetés en France en 2022 auraient soutenu des projets français. Parmi les explications les plus évidentes : le prix. Alors que les acheteurs français dépensent en moyenne 6 € pour un crédit, la société France Carbone Agri (FCA) vend ses crédits agricoles made in France à 38 €/t. En France ou à l’étranger, l’agriculture intéresse d’ailleurs peu les acheteurs, puisqu’elle attire seulement 2 % des achats en valeur, contre 25 % pour les énergies renouvelables.
« Le renouvelable est beaucoup plus simple d’un point de vue méthodologique, rapelle Anaël Bibard, président de la Climate Agriculture Alliance, qui rassemble toutes les start-up françaises du carbone, et cofondateur de Farm Leap. Fermer une centrale à charbon pour la remplacer par une éolienne représente une baisse d’émission immédiate et pérenne. Mais l’énergie n’apporte pas les mêmes co-bénéfices que l’agriculture sur l’eau et la biodiversité par exemple. »
Des crédits carbone français vendus à 300 €
Face aux chiffres, Anaël Bibard refuse de voir le verre à moitié vide. Parmi les motifs de satisfaction : 8 % des dépenses des acheteurs concernent des projets français, un poids financier quatre fois supérieur à leur tonnage. « Le marché a perçu la valeur des crédits du label bas carbone », se félicite-t-il. Autre raison d’optimisme : si la valeur moyenne des crédits semble basse, des ventes ont été enregistrées à près de 300 €/t par le Geres. « Dans le secteur agricole, je n’ai jamais entendu parler de ces tarifs là. Mais je sais que certains acteurs de la parfumerie ou de l’informatique ont pu payer jusqu’à 100 €/t pour des crédits locaux avec une forte traçabilité », illustre l’entrepreneur.
Selon lui, les chiffres montrent aussi que les interrogations sur la mise en œuvre de projets forestiers de Verra en Amérique latine et en Afrique n’ont pas remis fondamentalement en cause le marché. « Nous savons depuis le début qu’il s’agit d’un marché basé sur la confiance, indique-t-il. C’est justement pour la renforcer que nous avons créé la Climate Agriculture Alliance, afin de garantir l’unicité des crédits ».
Revoir le cadre du label bas carbone
Mais le cadre français pourrait encore être amélioré, selon plusieurs acheteurs interrogés par le Geres. Parmi les critiques : le manque de fluidité du marché lié à l’interdiction de revendre les crédits. Car les crédits du label bas-carbone, non-cessibles, s’inscrivent dans la comptabilité des entreprises comme une charge. A l’inverse, les crédits Verra peuvent être revendus, et sont donc considérés comme des actifs. Anaël Bibard abonde : « La question de la revente, et donc de la présence des acteurs financiers dans le marché du carbone, mérite d’être à nouveau posée ».
Du côté du terrain, et des nombreuses start-up françaises du carbone, d’autres freins au décollage du marché ont été identifiés. Le label bas carbone est notamment jugé insuffisamment adapté pour 13 des 26 acteurs interrogés, qui regrettent notamment le délai de cinq ans prévu par les méthodologies officielles avant de pouvoir comptabiliser officiellement le crédit. « Un crédit versé dès le début présente un fort risque, puisque le projet risque de ne pas être réalisé. Mais avec l’entrée d’acteurs financiers, on pourrait imaginer des systèmes de pré-versements partiels liés à des obligations vertes », propose Anaël Bibard.
Plus largement, les chiffres dévoilés par le Geres montrent pour lui que l’intérêt des crédits carbones français n’a pas encore été compris. « Les entreprises ne doivent pas forcément aller chercher des critères quantitatifs sur le marché du carbone, poursuit Anaël Bibard. L’urgence est avant tout de réduire ses émissions, et ensuite seulement d’acheter des crédits pour la contribution. Ceux qui achètent des produits agricoles ont alors un véritable intérêt à chercher des crédits qualitatifs, situés sur le territoire français, pour financer la transition dans les filières qui les concernent ».
Une réglementation carbone en cours d’élaboration
Plusieurs textes règlementaires, et notamment au niveau européen, pourraient aider à faire passer ces messages. Adoptée en janvier 2023, la directive européenne CSRD sur les obligations de reporting extra-financier des entreprises exigera que toutes les grandes entreprises dévoilent leurs efforts en matière d’environnement dès le 1er janvier 2025. De même, les projets lancés sur l’affichage environnemental en France et en Europe devraient encourager les industriels à s’intéresser de plus près aux émissions des produits agricoles.
Dans une note publiée en septembre 2023, le centre de prospective du ministère de l’agriculture souligne encore que « d’autres législations sectorielles en cours d’élaboration devraient contribuer à la décarbonation du secteur », comme la loi sur la santé des sols ou taxe carbone aux frontières. Alors que le plan stratégique national devra être révisé pour mieux correspondre au Green deal, les services du ministère notent aussi que « le premier pilier de la PAC pourrait être modifié pour y intégrer le soutien aux pratiques de stockage ou de réduction d’émissions ».