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« Changer les réflexions autour d’une agriculture européenne sans pesticides de synthèse », Christian Huyghe, directeur scientifique Agriculture à l’Inra

Le | Recherche-developpement

Référence environnement : Quelle est la genèse de ce réseau de recherche européen consacré à une agriculture « sans pesticides de synthèse » ?

Christian Huyghe : Au niveau européen, les programmes de recherche sont articulés autour de programmes-cadre. « Horizon 2020 » arrivant à son terme, l’UE prépare « Horizon Europe ». Les instituts de recherche ont été sollicités, il y a un an et demi, pour identifier les sujets prioritaires à intégrer. Plutôt que d’opter pour une liste exhaustive, l’Inra l’a resserrée autour de quelques enjeux prioritaires à nos yeux, dont la réduction des usages de pesticides.

En cela, nous sommes aussi en phase avec la vision portée par le ministère de la Recherche dans le programme prioritaire « Cultiver et protéger autrement », lancé en 2019. Nous souhaitons toutefois l’envisager avec un objectif ambitieux, celui d'une agriculture sans pesticides, qui oblige à penser la reconception des systèmes de production et à explorer de nouveaux fronts de connaissances. Il nous a semblé essentiel, sans attendre, de trouver des alliés en Europe pour porter cette ambition.

R.E. : Comment dépasser le cadre d’un simple réseau d’échange pour concrétiser les orientations retenues ?

C.H. : Dans notre recherche de partenaires, nous nous sommes d’abord tournés vers l’Allemagne, avant de contacter les instituts et parfois les ministères d’autres États membres. Lors du premier atelier, en octobre 2018, c’est surtout la sphère scientifique qui a répondu présent. Pour le deuxième, en mai 2019 en Allemagne, les ministères de nos deux pays étaient là. Le 23 octobre, le tour de table était plus vaste, et très « européanisé ». Nous étions en Finlande, qui assure la présidence du Conseil européen jusqu’à la fin de l’année.

La recherche doit assumer son rôle, celui de porter des visions ambitieuses et transformantes et de faire sauter les verrous de connaissance qui sont bloquants. L’alliance d’une vingtaine des principaux instituts de recherche est un signal. À nous de peser pour que notre démarche soit intégrée dans le cadre européen, et notamment dans ses dispositifs financiers, ses programmes-cadres de recherche et bien sûr la Politique agricole commune.

R.E. : Justement, où en êtes-vous, politiquement, dans cette démarche ?

C.H. : Plusieurs ministères de l’Agriculture ont été contactés. En France, il y a le souhait de bouger vers une sortie des pesticides, avec le souci de ne pas casser brutalement le modèle actuel. En Allemagne, on considère que c’est la seule voie possible à long terme. La Pologne ou la Roumanie estiment que notre ambition est pertinente mais difficile à atteindre… Globalement, la sphère politique davantage réaliste qu’idéaliste, tout en étant conscient des enjeux environnementaux majeurs. Elle s’inquiète également des incidences sur les acteurs de la transition des systèmes agricoles et alimentaires. Nous ne pouvons pas négliger ce point.

D’ailleurs, en France, nous travaillons avec les organisations professionnelles agricoles, pour prendre en compte leurs réalités, leurs préoccupations. La bonne nouvelle, c’est que les lignes bougent aussi en dehors de l’Europe. C’est rassurant, pour nous tous, scientifiques, politiques et professionnels, de ne pas nous sentir seuls en Europe sur ces thématiques.

R.E. : Sur le fond, quels sont les contours des réflexions menées par ce réseau scientifique européen ?

C.H. : Nous sommes obligés de réfléchir différemment. Dans le développement d’innovations appliquées, peu de projets aujourd’hui ont des ambitions de changements profonds. Ils portent le plus souvent l’ambition de limiter les recours aux pesticides, à se baser sur le principe de la substitution d’une solution par une autre, à partir de la situation actuelle. Notre idée est de se donner un objectif fort, le zéro pesticide de synthèse, et de construire un projet « à rebours » à partir de ce point d’arrivée. Pour les spécialistes, le constat est clair : le premier élément indispensable, dans un système agricole sans pesticide de synthèse, est la réduction de la pression des ravageurs, via la prophylaxie, qui permet à des leviers à effets partiels d’être efficaces. Un terme absent des programmes politiques actuels, comme Écophyto !

Cette philosophie implique également de sortir de la logique d’objectifs chiffrés, temporels. Chaque fois que des caps ont été fixés, pour les pesticides, ils se sont transformés en piège. Si je vous parle d’un objectif précis pour 2035, le premier réflexe est de se demander où nous devrons en être en 2030, pour y arriver ? Et en 2025 ? Ce qui oblige, in fine, à réfléchir à ce qui doit changer dans l’agriculture d’aujourd’hui. Encore une fois, notre logique en recherche est de partir d’un horizon totalement différent, en assumant qu’il faudra du temps pour y arriver.

R.E. : Concrètement, quels sont les leviers identifiés ?

C.H. : Longtemps, l’environnement jugé positif pour une plante était celui où la plante cultivée était seule. Or, l’une des pistes les plus porteuses concerne les interactions entre plantes d’espèces différentes, soit via des mélanges d’espèces soit en associant des espèces productives et des plantes de services, et entre la culture et son microbiote, ces formes de vie qui interagissent directement avec la plante. Nous devons également explorer la voie de l’écologie chimique : le comportement des insectes ravageurs dépend des odeurs qu’ils perçoivent… la construction de paysages olfactifs, fondés sur une répartition de végétaux dans un champ et dans un territoire agricole, est également à explorer. Nous en sommes au stade expérimental. Les mêmes réflexions, appliquées aux adventices, émergent. La recherche variétale, les principes de l’immunité végétale, le numérique et les agroéquipements sont autant d’autres pistes.

Attention à ne pas considérer la question des pesticides à travers le seul prisme agronomique. Les sciences humaines et sociales, l’économie, sont au premier plan. Nous ne pouvons pas tout changer dans un champ sans rien changer dans l’assiette. Les filières doivent s’approprier des cultures nouvelles et des productions plus diverses, les consommateurs accepter le prix de cette évolution. En bref, le changement passe par une approche holistique de la question des pesticides !