Une agriculture sans intrant pourrait nourrir l’Europe en 2050, selon le CNRS
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Nourrir l’ensemble de la population européenne, avec une agriculture n’ayant plus recours aux intrants, et dont une partie de la production serait encore exportée ? Selon une étude publiée le 18 juin dans la revue One Earth, dirigée par des chercheurs du CNRS, sur le plan agronomique, cela serait possible en 2050. Alors que de nombreux objectifs sont pris aux niveaux national et européen, sur le développement du bio et de l’agroécologie, les auteurs souhaitent, à travers cette démonstration, peser sur la prise de décision politique.
Réduire l’utilisation de pesticides de moitié, celle des engrais de 20 %, et convertir un quart des terres agricoles européennes au bio, tels sont les objectifs du Green Deal pour 2030, afin d’atteindre la neutralité carbone en 2050. Des ambitions qui seraient atteignables, selon une étude* publiée le 18 juin dans la revue One Earth, et dirigée par des chercheurs du CNRS. Celle-ci affirme qu’une agriculture européenne, n’ayant pas recours à des intrants chimiques, pourrait nourrir en 2050 la population européenne, estimée, à cette date, à 601 millions d’habitants. « Ce travail est le fruit de longues réflexions portées par plusieurs pays, et découlant d’une première étude centrée sur le cas de la France , explique Gilles Billen, chercheur au CNRS ayant dirigé l’étude. Ce qui est assez inédit, c’est que nous avons compilé des modes d’agriculture biologique, fonctionnant dans les différents pays européens. »
Trois leviers pour atteindre l’agroécologie
Le document liste trois leviers pour permettre à l’agriculture de réussir cette transition, tout en se passant d’intrants chimiques :
- un changement de régime alimentaire, où les protéines animales seraient réduites au profit des protéines végétales, afin notamment de supprimer les importations pour l’alimentation du bétail. Le régime type se découperait ainsi : 45 % de céréales, 25 % de viandes, 15 % de fruits et légumes, 10 % de légumineuses, 5 % de poisson. Ce virage devrait s’accompagner du recyclage de 70 % des excréments humains, pour fertiliser les champs ;
- le développement des principes de l’agroécologie, en généralisant le rallongement et la diversification des rotations, intégrant des légumineuses pour fixer l’azote, afin de progressivement se passer des intrants de synthèse. Ces rotations seraient adaptées à chaque région et contexte pédoclimatique. Sur ce volet, les auteurs se prononcent en faveur du modèle de « land sharing » (voir encadré) ;
- le rapprochement des cultures et de l’élevage, « souvent déconnectés et concentrés dans des régions ultra spécialisées », afin de mieux recycler les déjections animales. Un excédent maximal d’azote dans les terres cultivées est fixé à 35 kg/ha/ an, pour assurer une qualité de l’eau satisfaisante
« Ce que nous voulions démontrer c’est que, sur le plan agronomique, c’est faisable et cohérent, indique Gilles Billen. Ce modèle pollue deux fois moins les eaux, et divise par deux les émissions de gaz à effet de serre et le niveau de pertes d’azote. » Pour davantage de cohérence, les chercheurs indiquent que les efforts pour boucler le cycle de l’azote devraient être étendus à la conservation des nutriments, comme le phosphore ou le potassium. « Bien qu’une telle approche multi-nutriments n’ait pas été développée dans le présent article, il a été démontré que le passage vers un scénario agroécologique serait réalisable dans les trois prochaines décennies sans pénurie de phosphore pour un pays aussi intensif en agriculture que la France », assure l’étude.
Des exportations moindres mais maintenues
Cette transition ne serait pas sans conséquence sur le niveau de production de céréales, qui devrait baisser, admet l’étude. Mais cela serait « compensé par une consommation animale de céréales beaucoup plus faible et une moindre consommation d’animaux », assure l’étude. Le document indique néanmoins que les exportations pourraient être maintenues, à environ 7 % pour les céréales et 36 % pour les produits animaux des niveaux actuels, dans un contexte où les échanges entre pays seraient divisés par deux, par rapport à aujourd’hui.
Peser sur la prise de décision
Ces changements pourront-ils être mis en œuvre au cours des trente prochaines années ? Gilles Billen veut en tout cas y croire. « Si des obligations sont instaurées, les changements peuvent être très rapides. A titre de comparaison, le chemin parcouru entre les années 50 et 80 est incroyable, car les changements étaient poussés par un volontarisme économique et une politique sans faille, ce qui n’est plus le cas aujourd’hui », regrette Gilles Billen. Autrement dit, si la démonstration de la faisabilité du projet a été faite, sa mise en œuvre devra suivre. « Ce travail est aussi un moyen de souligner les incohérences de la prochaine Pac, dont la bio est la grande oubliée », estime le chercheur.
Land sharing vs land sparing
Pour construire leur scénario, les chercheurs s’appuie sur la théorie du « land sharing », traditionnellement opposé à celle du « land sparing ». « Le principal argument avancé en faveur de l’économie des terres (land sparing) - intensification sur les meilleurs sols pour laisser plus de terres aux espaces naturels - est qu’augmenter la production par unité de surface permettrait de nourrir une population croissante tout en limitant l’empreinte spatiale des activités agricoles, en laissant plus d’espace à la nature et à la biodiversité. (…) Ici, nous explorons une approche différente, basée sur le partage agroécologique des terres (land sharing), la désintensification et la recherche d’autonomie, dans une approche systémique », indique l’étude.
*Remodeler le système agro-alimentaire européen et boucler le cycle d’azote : potentiel de la combinaison d’un changement alimentaire, de l’agroécologie et de la circularité.